La forme des œuvres

(deuxième partie)

Glossaire

Partenaire

J’ai commencé à utiliser le mot « partenaire » après avoir vu un documentaire sur l’anthropologue Philippe Descola. Il y a une discussion sur les rapports que l’on peut avoir avec les autres espèces vivantes, sur le « vivant » :

« – Tu le traites comme un partenaire ; parce qu’effectivement c’est ni l'exploiter, ni le sacraliser, c’est un partenaire ; mais les partenaires on se dispute avec, il arrive qu’on les bouffe aussi, on vise à les conduire dans une certaine direction ; mais ça veut dire qu’on est sur un pied d'égalité ; et le pied d’égalité signifie pas la sacralisation, loin de là ; une certaine forme de respect, mais pas de sacralisation. » (*)

C’est une description de ma relation avec les autres artistes. Par exemple, je n’ai jamais ressenti cette insupportable soumission qu’il faudrait avoir face aux « grands artistes indépassables ». Les siècles n’y changent rien, la distance ne m'impressionne pas ; Homère lui aussi se torchait le cul. Ferdowsi, Bruegel ou Hokusai ? Des collègues de bureau, partenaires. Des disputes et désaccords ? J’en ai tous les quinze jours avec Kanye et bien d’autres. Enfin, je regarde avec l’œil d’un photographe du XXIe siècle des œuvres qui n’ont rien à voir, ni avec la photographie ni avec mon époque, et je les emmène dans une certaine direction pour qu'elles me nourrissent.

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La relation n’est pas à sens unique : lorsque Picasso prend des trucs chez d’autres peintres comme Cézanne, Vélasquez ou ses contemporains, il ne se contente pas de les bouffer ; il fait aussi continuer leurs œuvres à travers la sienne, comme eux l’avaient fait de leurs prédécesseurs. C’est une manière de voir les choses. On pourrait dire au contraire que Picasso était seul aux commandes, qu’il était « né génie », un être divin comme Michel-Ange, détaché du commun. On peut également dire que Picasso « vole » Cézanne, Vélasquez et ses contemporains.

Certains d’entre nous s'indignent qu’on les « vole ». J’ai pu le dire moi-même dans divers contextes. Je me pose de nombreuses questions à ce sujet car il est légitime de s’offenser et de combattre un vulgaire plagiat ; et pourtant une voix me dit : « Attention Vincent, ne te persuade pas que « tes » idées sont apparues toutes seules ou par simple action de la grâce divine. Elles ne t’appartiennent peut-être pas autant que tu le penses. » Ce sont des questions complexes et je n’ai pas l’expérience suffisante pour en voir les nuances. Aujourd’hui je choisis la manière « partenaire » de voir les choses, elle est porteuse de renouveau.

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De même que les siècles et la réputation légendaire ne m'impressionnent pas, je n’adhère pas non plus à la hiérarchie des arts : « la littérature et la peinture sont les plus grands des arts, les plus nobles, contrairement à ». Ce genre de réflexion vient rarement d’une compréhension des arts en question, mais de préjugés.

Le problème, je crois, est de juger avec les mêmes critères des choses très différentes : si je juge un morceau de jazz avec les mêmes critères pour lesquels je juge un morceau de musique classique, celui de jazz aura forcément l’air mauvais. Si je juge la musique de Bob Dylan avec les mêmes critères que celle de Miles Davis, celle de Bob aura l’air plate et sans vie à côté. Si je juge un type de roman comme celui d’Harry Potter avec les critères du type de roman de Proust ou Céline, J. K. Rowling passera pour une autrice faisant de la littérature « commerciale », « facile », « pour gamins » et « sans intérêt ». J’aurai de nombreuses occasions dans le blog de revenir sur ce genre de mépris ; des préjugés il y en a de tous les côtés, mais les préjugés de certains ont plus de conséquences que d’autres.

Artiste

J'essaierai de moins utiliser le mot « artiste » car j'ai dû mal à le situer. Je ne suis pas le seul. Englober sous un même terme David Bowie, les van Eyck, Black Hawk, Cartier-Bresson ou Dame Nijô est risqué… Mais alors quel mot ? Métier ?

Forme / Structure / Plan

Je ne suis pas très doué dès qu'il s'agit de faire une enquête ou des interprétations sur la signification des œuvres ; mais je suis bon à observer comment elles sont construites, à décortiquer leurs structures, leurs plans, leurs formes (**). Je ne sais pas pourquoi, c’est une vieille fascination.

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Il y a eu un élément déclencheur important aux Notes vocales : je trouvais qu’on réduisait trop souvent les innovations de Kubrick à des aspects techniques (effets spéciaux, etc.). Pour moi, c’était les changements au niveau des structures qui autorisaient à parler d’innovations en art ; tout le reste était secondaire. Évidemment je me trompais. J’observe tout de même que cet aspect est peu mis en avant lorsqu’on étudie ou présente des grandes œuvres. Pour Kubrick, je donnais l’exemple d’un documentaire où, sur deux heures et dix-sept minutes, seules deux minutes (01, 02) étaient consacrés à ses innovations sur la forme.

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Il me semblait que mieux voir la forme des œuvres laissait plus de place à des analyses et interprétations saines. 

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Plus je regarde leurs structures, plus j’ai l’impression que les grands chefs-d’œuvre ont en commun, non pas d’être des ruptures pleines de nouveautés, « révolutionnaires » (***), mais plutôt des œuvres qui synthétisent, et souvent améliorent, des choses déjà existantes.

Famille

J’aime les classements, mais pas ceux qui ressemblent à des tiroirs fermés à clef. Je préfère les bacs à rangement ouverts qui permettent à leurs contenus de faire des visites aux voisins.

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Dès le départ, un des objectifs des Notes vocales était de distinguer différents « types d’arts » ou « familles », et de les décrire : qu’est-ce qui fait que le jazz est une musique différente du hip-hop ? Qu’est-ce qui les caractérisent ? Qu’est-ce qui différencie les bandes dessinées de Mœbius et de Riad Sattouf ? Les romans de Dickens et Rowling ?

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Parfois, certaines catégories imposées aux œuvres me dérangent (impressionnisme, fauvisme, cubisme, postimpressionnisme, synthétisme, cloisonnisme, pointillisme, etc.). À mes yeux, van Gogh et Picasso n'appartiennent pas à deux familles, deux « genres » ou « courants » de peintures séparés. Ils poursuivaient, la plupart du temps, les mêmes formes.

Même chose pour les frontières géographiques. En lisant les romans d’un russe comme Dostoïevski, il est évident à mes yeux (toujours eux), qu’ils appartiennent au même type de romans que ceux d’un français comme Céline. Il n’est pas question de nier la distance géographique et le siècle d’écart ; je ne suis tout simplement pas à l’aise avec les catégories « littérature russe » ou « littérature française ».

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C’est dans le blog que nous découvrirons ensemble comment distinguer les familles.

Œuvre-synthèse

Ma très instable sensibilité m'a fait sentir que chaque famille avait une œuvre qui synthétisait ses caractéristiques principales. Les premières Notes vocales avait pour but de dire en quoi le film Eyes Wide Shut de Kubrick était l’une de ces œuvres. La première en un siècle de cinéma. Pour cela, je devais m’appuyer sur d’autres œuvres-synthèse, venant forcément d’autres métiers. L’approche multidisciplinaire était très nourrissante. Par exemple, afin de comprendre les innovations dans la structure des scènes du film, je faisais un détour par le roman Rigodon (1961) de Céline, puisque lui-même y menait une innovation similaire. Pour montrer le chemin parcouru par Stanley entre 2001, L’Odyssée de l’espace (1968) et Eyes Wide Shut (1999), je m’appuyais sur le chemin parcouru par Michel-Ange entre les plafonds de la chapelle Sixtine (1512) et son Jugement dernier (1541). Je disais qu’ils s’étaient distingués dans leurs métiers, car ils organisaient les éléments différemment ; la forme qui apparaissait leur permettait de synthétiser une palette immense de couleurs et de pousser aux limites certaines caractéristiques de leurs familles. La profondeur sans fin de leurs œuvres était liée à la forme qu’ils trouvaient.

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Leurs structures sont surprenantes, car elles entremêlent complexité et simplicité à de telles extrémités, qu’on croirait voir des organismes vivants. Comme si la forme ne cessait de se construire, de se reprendre, de grandir, de changer sans suivre de schéma fixe. Comme s'il n’y avait pas d’ordre établi par une créatrice (****), mais que c’est l’œuvre qui décidait de sa propre direction. 

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Je peux dire avec assurance que ces choses-là sont très rares. Ce n’est pas tous les quinze jours qu'apparaît un chef-d’œuvre de ce genre.

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On retrouve ces synthèses à travers des époques et des endroits très variés. Les noms en page d'accueil suffiront à vous convaincre : c'est la liste de ceux et celles (malheureusement trop peu celles) qui en ont fait (ou que je suspecte être capable d’en faire). J’ai dans les yeux de nombreuses familles dont je n’ai pas trouvé l’œuvre-synthèse. Certaines n'existent probablement pas encore.

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Il y a quelque chose d’étrange : je ne trouve jamais deux œuvres-synthèse par famille ; toujours une. Depuis 2018 j’en ai découvert un grand nombre ; la liste en comptait 19, aujourd’hui 67.

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Je ne sais plus à partir de quand cet étrange personnage, le doute, a fait son apparition au côté de mon égo, lui aussi très instable. Il en prenait un coup, particulièrement lorsque je tombais sur des études passionnantes de spécialistes qui, à ma grande surprise, en savaient plus que moi. Lentement, je doutais de la vérité universelle, révolutionnaire et incontestable de MA théorie. Est-ce que ce n’est pas moi qui invente un cadre (la famille) et force les œuvres à rentrer dedans ? L’unique but de tout ce blabla serait-il de me servir, moi et mes photographies ? Rien de plus qu’un grand entraînement ?

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L’année dernière, un partenaire dont j’avais PROPHÉTISÉ la capacité à faire une œuvre-synthèse, l’a effectivement faite. Je parle du dernier film d’Hayao Miyazaki, Et vous, comment vivrez-vous ? (2023).

Du point de vue de mes critères, la sortie de ce film est un événement historique. Le cinéma a pondu une nouvelle œuvre-synthèse, la deuxième depuis ses débuts. Une série de textes dans le blog sera bien évidemment consacrée à cette famille de cinéma.

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J’en arrive à la fin de ce récit, volontairement incomplet. Je vous invite maintenant à vous diriger vers le blog. Une longue exploration nous attend avec, je l’imagine, bien des surprises. Les doutes sur la justesse de ma théorie des œuvres-synthèse restent. C’est mieux ainsi ; avançons en tâtonnant, petit pas par petit pas ; gardons les grandes chorégraphies pour la fin de vie.

Vincent Genet
13.03.24 - 24.03.24

(notes)

(*)

« – Qu’est-ce que ça veut dire habiter un territoire ? Être sur cette ligne de crête, en fait ; où aujourd’hui on tâtonne sur plein de choses ; c’est la ligne de crête entre « exploiter le vivant » et « le sacraliser » ; et en fait, ça veut dire « habiter avec », « vivre avec », « être avec » [...].
– Tu le traites comme un partenaire ; parce qu’effectivement c’est ni l'exploiter, ni le sacraliser, c’est un partenaire ; mais les partenaires on se dispute avec, il arrive qu’on les bouffe aussi, on vise à les conduire dans une certaine direction ; mais ça veut dire qu’on est sur un pied d'égalité ; et le pied d’égalité signifie pas la sacralisation, loin de là ; une certaine forme de respect, mais pas de sacralisation. »

(**)

J’avais toujours ce mot à la bouche dans les Notes vocales ; je souhaite moins l’utiliser.

(***)

Dans le cadre des Notes vocales sur la littérature j’ai fait le plan de nombreux romans que vous trouverez dispersés dans les fiches familles (ex. 01, 02, 03).

(****)

Je reprends à mon compte cette note de bas de page d’un livre important d’Isabelle Stengers : « Écrire “ceux et celles” est lourd. Face à la question du “genre” désormais posée à celles et ceux qui écrivent en français, je choisis à partir de maintenant l'une des voies inventées par les Anglo-Saxonnes, à savoir l'utilisation arbitraire du féminin de temps en temps. L'effet de surprise me semble plus adéquat au but recherché que la lourdeur des doublets. » Apprendre à bien parler des sciences La vierge et le neutrino.