La forme des œuvres

(deuxième partie)

Glossaire

Artiste

J'essaye de moins utiliser le mot « artiste » car j'ai dû mal à le situer. Je ne suis pas le seul. Englober sous un même terme David Bowie, les van Eyck, Black Hawk, Cartier-Bresson ou Dame Nijô est risqué… Mais alors quel mot ?

Forme / Structure / Plan

Je ne suis pas très doué dès qu'il s'agit de faire une enquête ou des interprétations sur la signification des œuvres ; mais je suis bon à observer comment elles sont construites, à décortiquer leurs structures, leurs plans, leurs formes (*). Je ne sais pas pourquoi, c’est une vieille fascination.

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Il y a eu un élément déclencheur important aux Notes vocales : je trouvais qu’on réduisait trop souvent les innovations de Kubrick à des aspects techniques (effets spéciaux, etc.). Pour moi, c’était les changements au niveau des structures qui autorisaient à parler d’innovations en art ; tout le reste était secondaire. Évidemment je me trompais. J’observe tout de même que cet aspect est peu mis en avant lorsqu’on étudie ou présente des grandes œuvres. Pour Kubrick, je donnais l’exemple d’un documentaire où, sur deux heures et dix-sept minutes, seules deux minutes (01, 02) étaient consacrés à ses innovations sur la forme.

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Il me semblait que mieux voir la forme des œuvres laissait plus de place à des analyses et interprétations saines. 

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Plus je regarde leurs structures, plus j’ai l’impression que les grands chefs-d’œuvre ont en commun, non pas d’être des ruptures pleines de nouveautés, « révolutionnaires » (**), mais plutôt des œuvres qui synthétisent, et souvent améliorent, des choses déjà existantes (avec bien sûr des inventions dans le lot).

Famille

J’aime les classements, mais pas ceux qui ressemblent à des tiroirs fermés à clef. Je préfère les bacs à rangement ouverts qui permettent à leurs contenus de faire des visites aux voisins.

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Dès le départ, un des objectifs des Notes vocales était de distinguer différents « types d’arts » ou « familles », et de les décrire : qu’est-ce qui fait que le jazz est une musique différente du hip-hop ? Qu’est-ce qui les caractérisent ? Qu’est-ce qui différencie les bandes dessinées de Mœbius et de Riad Sattouf ? Les romans de Dickens et Rowling ?

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Parfois, certaines catégories imposées aux œuvres me dérangent (impressionnisme, fauvisme, cubisme, postimpressionnisme, synthétisme, cloisonnisme, pointillisme, etc.). À mes yeux, van Gogh et Picasso n'appartiennent pas à deux familles, deux « genres » ou « courants » de peintures séparés. Ils poursuivaient, la plupart du temps, les mêmes formes.

Même chose pour les frontières géographiques. En lisant les romans d’un russe comme Dostoïevski, il est évident (à mes yeux) qu’ils appartiennent au même type de romans que ceux d’un français comme Céline. Il n’est pas question de nier la distance géographique et le siècle d’écart ; je ne suis tout simplement pas à l’aise avec les catégories « littérature russe » ou « littérature française ».

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C’est dans le blog que nous découvrirons ensemble comment distinguer les familles.

Œuvre-synthèse

Ma très instable sensibilité m'a fait sentir que chaque famille avait une œuvre qui synthétisait ses caractéristiques principales. Les premières Notes vocales avait pour but de dire en quoi le film Eyes Wide Shut de Kubrick était l’une de ces œuvres. La première en un siècle de cinéma. Pour cela, je devais m’appuyer sur d’autres œuvres-synthèse, venant forcément d’autres pratiques. L’approche multidisciplinaire était très nourrissante. Par exemple, afin de comprendre les innovations dans la structure des scènes du film, je faisais un détour par le roman Rigodon (1961) de Céline, puisque lui-même y menait une innovation similaire. Pour montrer le chemin parcouru par Stanley entre 2001, L’Odyssée de l’espace (1968) et Eyes Wide Shut (1999), je m’appuyais sur le chemin parcouru par Michel-Ange entre les plafonds de la chapelle Sixtine (1512) et son Jugement dernier (1541). Je disais qu’ils s’étaient distingués dans leurs pratiques, car ils organisaient les éléments différemment ; la forme qui apparaissait leur permettait de synthétiser une palette immense de couleurs et de pousser aux limites certaines caractéristiques de leurs familles. La profondeur sans fin de leurs œuvres était liée à la forme qu’ils trouvaient.

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Leurs structures sont surprenantes, car elles entremêlent complexité et simplicité à de telles extrémités, qu’on croirait voir des organismes vivants. Comme si la forme ne cessait de se construire, de se reprendre, de grandir, de changer sans suivre de schéma fixe. Comme s'il n’y avait pas d’ordre établi par un créateur ou une créatrice, mais que c’est l’œuvre qui décidait de sa propre direction. 

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Je peux dire avec assurance que ces choses-là sont très rares. Ce n’est pas tous les quinze jours qu'apparaît un chef-d’œuvre de ce genre.

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On retrouve ces synthèses à travers des époques et des endroits très variés. Les noms en page d'accueil suffiront à vous convaincre : c'est la liste de ceux et celles (malheureusement trop peu celles) qui en ont fait (ou que je suspecte être capable d’en faire). J’ai dans les yeux de nombreuses familles dont je n’ai pas trouvé l’œuvre-synthèse. Certaines n'existent probablement pas encore.

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Il y a quelque chose d’étrange : je ne trouve jamais deux œuvres-synthèse par famille ; toujours une. Depuis 2018 j’en ai découvert un grand nombre ; la liste en comptait 19, aujourd’hui 67.

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Je ne sais plus à partir de quand cet étrange personnage, le doute, a fait son apparition au côté de mon égo, lui aussi très instable. Il en prenait un coup, particulièrement lorsque je tombais sur des études passionnantes de spécialistes qui, à ma grande surprise, en savaient plus que moi. Lentement, je doutais de la vérité universelle, révolutionnaire et incontestable de MA théorie. Est-ce que ce n’est pas moi qui invente un cadre (la famille) et force les œuvres à rentrer dedans ? L’unique but de tout ce blabla serait-il de me servir, moi et mes photographies ? Rien de plus qu’un grand entraînement ?

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L’année dernière, un partenaire dont j’avais PROPHÉTISÉ la capacité à faire une œuvre-synthèse, l’a effectivement faite. Je parle du dernier film d’Hayao Miyazaki, Et vous, comment vivrez-vous ? (2023).

Du point de vue de mes critères, la sortie de ce film est un événement historique. Le cinéma a pondu une nouvelle œuvre-synthèse, la deuxième depuis ses débuts. Une série de textes dans le blog sera bien évidemment consacrée à cette famille de cinéma.

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J’en arrive à la fin de ce récit, volontairement incomplet. Je vous invite maintenant à vous diriger vers le blog. Une longue exploration nous attend avec, je l’imagine, bien des surprises. Les doutes sur la justesse de ma théorie des œuvres-synthèse restent. C’est mieux ainsi ; avançons en tâtonnant, petit pas par petit pas ; gardons les grandes chorégraphies pour la fin de vie.

Vincent Genet
13.03.24 - 24.03.24

(notes)

(*)

Dans le cadre des Notes vocales sur la littérature j’ai fait le plan de nombreux romans que vous trouverez dispersés dans les fiches familles (ex. 01, 02, 03).

(**)

J’avais toujours ce mot à la bouche dans les Notes vocales ; je souhaite moins l’utiliser.