La forme des œuvres

(première partie)

Je vais faire commencer le récit en 2018, l’année où je rencontrai Stanley Kubrick. À vrai dire, je l’avais aperçu des années plus tôt, adolescent, grâce à mon père qui était fan depuis 1968, l’année où 2001, l’Odyssée de l’espace sortait en salle.

Moi, je n’ai pas aimé. En 2018 donc, je réessayai. Barry Lyndon par exemple (qui m’avait tant ennuyé), m’a fait vivre intensément pendant trois heures ; comme un décollage du canapé, en apesanteur, transporté, transformé, les yeux et les oreilles comme ouverts pour la première fois. Je ressentirai violemment l’atterrissage brutal, habituel chez Kubrick.

Rapidement je suis devenu drogué. J’ai commencé à lire sur son cinéma. J’étais déçu ; ni les analyses de spécialistes ni les interprétations délirantes ne m’intéressaient. Frustré, j’ai voulu contribuer, dire ce que MOI je voyais. J’ai mis de côté mes photographies et six mois plus tard je publiais sur Youtube une étude, les Notes vocales. Six heures au total, découpées en sept parties (*). J’adorais parler des œuvres des autres. Ça me permettait à la fois de partager mes passions et de faire ce que j'appellais « mon entraînement ».

  • Regarder les œuvres des autres, c’est l’équivalent de l'entraînement pour un sportif professionnel ; le musée est ma salle de muscu ; et si je lis, par exemple, un livre sur Marcel Duchamp, je le lis dans le même état d’esprit qu’une équipe qui étudie la stratégie des adversaires.

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    Je fais de la photographie comme les Argentins font du football ; une fois sur le terrain, c’est la guerre. Je considère être « sur le terrain » dès que j’entre en contact avec une œuvre ou présente mon travail.

    Il y a cependant une partie de moi qui n’a rien à voir avec ce compétiteur sans pitié. J’adore partager mes passions et être le plus compréhensible possible. L’envie de partager est en compétition avec mon esprit de compétition, et le plus souvent elle gagne.

    Peut-être parce que j'étais un grand solitaire, j’aime me sentir attaché aux autres. Continuer quelque chose qui a déjà été commencé, y ajouter son empreinte, laisser de la place pour que d’autres puissent continuer, est une sensation libératrice ; savoir qu’on vient de quelque part, qu’on est liés, interdépendants, partenaires !

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    Je me souviens d’un autre moi qui voulait à tout prix être un photographe original. J'étais obsédé par l’envie de faire « quelque chose de différent », « qui n’a jamais été fait ». Cette envie peut amener à se détacher des autres ; ou à avoir l’illusion qu’on l’est. On peut devenir arrogant ; mon égo, personnage qu’on croisera régulièrement, le sait d’expérience.

    L'originalité, bien sûr, est un élément important. J’ai l’impression qu’il y en a dans toutes les grandes œuvres. Mais à y regarder de plus près, c’est un élément parmi d’autres. Aujourd’hui je suis moins poussé par l’envie de « faire original » que de « bien faire ». Et je crois que « bien faire » veut aussi dire « reprendre », « continuer », « organiser différemment ».

Tout en reprenant mes photographies, la machine Notes vocales était lancée : début 2020, un nouveau projet, plus modeste et cette fois en vidéo : Hayao Miyazaki et l’art pour les enfants. Puis en 2021, une longue série sur la littérature : Harry Potter et l’art de la narration (**). Resté inachevée puisque qu’en octobre de la même année je partais pour Tripoli, vers des aventures inattendues…

À les réécouter et revoir, ces projets sont étourdies, imprécis, souvent arrogants ; je manquais de maturité ; c’est très « j’ai trouvé les clefs pour comprendre toute l'histoire de l’art MOI ». Je les ai depuis supprimés d’internet. Cachés honteusement sur un disque dur, ils me sont très utiles pour apprendre de mes erreurs, écrire ce texte et bien démarrer un site internet, qui n’est rien d'autre que la dernière transformation des Notes vocales.

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La grande différence entre les Notes vocales et ce site, c’est que ce dernier ne sait pas exactement où il va. Il est plus ouvert. Il n’y a pas de sommaire, de plan préétabli, d’enregistrements sur lesquels on ne peut plus revenir une fois publiés. Au contraire, il y a des prises de notes, parfois des paragraphes, un début de texte, une introduction et puis et puis… qui vivra verra.

L’autre différence c’est que les Notes vocales étaient séparées de mon travail de photographe. J’avais même publié le projet sur Kubrick anonymement… Je me demande pourquoi ; en y repensant c’était assez stupide. Par exemple, je ne m'apercevais pas que mon regard soi-disant impartial, était très imprégné du photographe en moi. Je ne trouvais pas nécessaire de dire « d’où je parle ». 

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Ces dix dernières années j’ai eu l’envie, comme la plupart des photographes, d’avoir un site internet. Un site vitrine. Je me souviens d’au moins quatre tentatives différentes, toutes échouées devant l’évidence : mes photographies ne sont pas présentables en vitrine.

L’année dernière, en travaillant sur la deuxième partie de mon histoire, j’ai eu l’idée d’un site (***), spécialement conçu pour y mettre les annexes du livre, notamment des textes. De fil en aiguille, ce site annexe s’est agrandi en site « arrière-boutique ».

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J’ai enfin trouvé le site internet qu’il me fallait. Un site de photographe sans images (ou presque). Un site où je peux préparer mes entraînements : plus besoin de dossiers poussiéreux sur mon ordinateur pour retrouver l’interview d’une telle et le nom d'un tel ; tout est archivé dans la colonne vertébrale des partenaires en page d’accueil. Un site qui est lui-même un terrain d’entraînement grâce au blog. On y trouve également une boutique, dont les ventes me permettront de continuer à bien faire mon métier. Le tout est soudé à l’histoire principale, Les fleurs qui regardaient déjà.

(deuxième partie)

(notes)

(*)

1. Eyes Wide Shut : Artiste complet - Structures - Scènes-films

2. Eyes Wide Shut : Cinéma muet - Publicités - Picasso - Michel-Ange - Céline

3. Eyes Wide Shut : Réalité & Rêve - Scène Ziegler & Bill - Acteurs

4. Eyes Wide Shut : Tarkovski - Réalité & Rêve

5. Full Metal Jacket : Vision divine - L'Iliade - Structures - Importance de la foi

6. Terrence Malick : Kubrick & Malick - The Shining - Song to Song

7. Eyes Wide Shut : 1999 - Kanye - Stanley

(**)

1. Introduction

2. Louis-Ferdinand Céline - J. K. Rowling

3. Faris Chidyaq - Murasaki-shikibu - Miguel de Cervantes

4. Charles Dickens - J. K. Rowling

5. Mahmoud Darwich - Sei-shônagon - Arthur Rimbaud

6. Adonis - Le Livre (al-Kitâb)

7. Dame Nijô - Jean Genet

8. Kanye West - Bob Dylan

9. Ferdowsi - Djalâl-od-dîn Rûmî - Alexandre Pouchkine - Farîd od-dîn Attâr

10. Christelle Dabos - Fédor Dostoïevski

11. Structures

12. L'Ordre du Phénix

13. Les Reliques de la Mort

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Influencé par le site de Bruno Latour pour son livre sur les modes d’existences : http://modesofexistence.org/